Hommage à W.D Cordier


UN JARDIN ORDINAIRE


 


Il y avait le jardin extraordinaire de Charles Trenet, il y a le jardin des Cordier, W et D, jardin on ne peut plus ordinaire,
précisément parce qu’y fleurissent nos quotidiens des bons et mauvais jours. Ordinaire au sens de simple, comme les simples de nos jardinets de banlieue, ces plantes basiques aux vertus
médicinales dont nous aromatisons les eaux qui nous traversent et nous nourrissent.


 


Le premier jardin, l’herbier pourrait-on dire, réservé à quelques privilégiés, modèles ou invités, s’ouvre sur l’atelier studio
proprement dit de W et D. Une tenture de papier noir accrochée au plafond sous lequel rima Corneille, des projecteurs muets à gueules d’insectes, montés sur de redoutables pattes métalliques qui
surveillent le lieu…Une mosaïque de portraits en noir et blanc couvre l’un des murs, j’y reconnais de lointains amis, croisés, disparus : peintres, chanteurs, poètes, hommes ou femmes du
monde de la politique ou des sciences, passants attardés, inconnus… Aussi des visages, rencontrés la veille, lors d’un vernissage ou d’un concert, au coin d’une rue, à la terrasse d’un bistro
quelque part sur le pavé du Vieux Marché…On se dit que rien n’a changé, que rien n’a vieilli et pourtant ! La ride d’aujourd’hui qui sillonne la vraie joue était déjà là, tapie dans le grain
de la photo jaunie…car W et D ont toujours su faire émerger la structure profonde des êtres et des choses qui révèle leurs chairs.


 


Des armoires fermées ou à peine entrouvertes, des étagères à tablettes inclinées ployant sous le poids de chemises cartonnées, des
cartons empilés dans un angle du local,  un bureau noir et son inventaire à la Nadar doté d’une lampe de chevet à pied de champignon, un tabouret de
piano qui cherche sa partition, celle du temps des cerises, pourquoi pas…Tout ici chuchote ou crie en secret à l’imaginaire du voyageur, sa symphonie florale quand se déploient les planches
photographiques sur lesquelles sont épinglés les paysages arrachés au temps. La rumeur est dans la tête du quidam car soudain les murs et le sol se couvrent de mille et une herbes folles,
main tendue comme la branche avide de clarté, de reconnaissance ; feuille et bitume englués dans une même sève, en révolte…Et puis, ces deux taches flamboyantes : le
fauteuil cuvette avec son revêtement de velours comme un bain de vie pour qui s’y assoit, et le tissu de la robe de l’appareil photographique recouvrant l’objectif, dessous noir et dessus
écarlate comme le pétale d’une corolle à déshabiller!


 


Le second jardin, dit le jardin des Cordier, éclaté en deux endroits, l’un au Rive Gauche, l’autre au Centre Jean Prévost, est le
jardin toujours unique d’une démarche affirmée: celle de piquer droit au cœur de tout sujet à photographier. Pièces de jardins de « couleurs » différentes, comme dirait le
paysagiste,  mais parties d’un tout, le parc des Cordier ; il y a des jardins bleus ou jaunes au pied de nos maisons, ici le noir est roi, oh pas
le noir polar ou le noir du dessein, mais le noir de la terre des origines, celui sur lequel s’inscrit en noir sur noir l’histoire et ses histoires ; le noir : la seule couleur capable
de recevoir l’intime coup de griffon et d’en restituer la blessure, la fêlure friande de lumière…comme si l’œil des photographes W et D « révélait » le sujet par le seul pouvoir de son
acuité, ou de son acidité pourrait-on dire.


 


Le noir comme le terreau de la mémoire, avec ses strates à fouiller…Et l’oeil de W et D est redoutable, il ne décrit jamais, il
extrait, retourne, palpe, sculpte, et confond le galet fruité ou la nervure de l’eau dans une même filiation, il marie la pulpe du citron et le désir d’une lèvre ou d’un sexe…car pour lui,
tout est portrait, de portrait à fleur de peau, que celle-ci soit de vraie chair ou appartienne à l’univers végétal ou  minéral…


Ainsi les hommes et les femmes en marche, surpris dans l’embrasure claire d’une voûte d’une ruelle de San Pedro, qui
sont-ils ? Des fleurs étranges, tourmentées ou absentes,  modelées dans le halo de la porte ; des pierres levées ou encore des
icônes…


 


Ainsi les stèles du ghetto, recroquevillées sous le poids de la pudeur, émergeant à peine d’un tapis d’herbes sauvageonnes, et
si pressées les unes contre les autres qu’on les devine d’un même alphabet, celui des cris et des poings  dressés !


 


Ainsi de suite, la racine prend corps dans l’effondrement d’un grain de sable, le modeste poireau se fait perruque d’apparat
décadent tandis que le fil d’une gouttière tendue au-dessus du sombre d’une venelle, Orta, rappelle au passant que la limite entre le ciel et la terre n’est parfois qu’illusion,
gensô, comme si l’un et l’autre étaient miroirs réciproques…Une bascule de l’horizon et les certitudes s’envolent ! La colline japonaise, bille de terre prise au labour matinal sur
laquelle on a planté le duvet d’une herbette, arbre des saisons trompeuses aux branches si graciles qu’on les dirait notes d’haïku…


 


Et puis, blessant les allées du Rive Gauche et du Centre Jean Prévost, deux éclairs rouges, les deux seuls, pour ponctuer, pour
hurler la profondeur du noir: les Roses pour l’Algérie qu’embrochent des hampes innommables et puis Haïti rouge, flaques de peaux épinglées sur la cimaise ! Alors, le regard du
visiteur rassemble les deux lieux, et il constate la verticalité du propos que la visite de l’atelier studio sous entendait ; il suffisait d’incliner le cliché pris dans sa boîte, quel qu’il
soit, pour qu’il libère son énergie ; le sang est vertical, tout comme la fleur de cyclamen ou la lumière qui s’égratigne aux aspérités de la muraille, il est le rappel d’une dignité,
celle de l’homme qui se tient debout, pierre tombale parfois, ou simple fétu de paille flottant entre deux mondes…


 


Le jardin des Cordier, c’est ce voyage, tout simple, tellement ordinaire, tellement humain qu’on se sent comme grandi quelque part, du
côté du rêve certainement, mais aussi de la réflexion qu’on peut et doit avoir sur l’acte de création, celui de la photographie et de son langage, de ce qu’il montre. Chez W et D, il y a tout à
prendre, car tout est lié, et c’est précisément parce que ce lien est la photo elle-même, qu’il n’y a rien à arracher. 


 


CLAUDE SOLOY mai 2009


 


 


 


 


 


 


 


 


 


 


 


 


 


 


 


 


  
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